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Writer's pictureJean Vigneault

L’incommensurable – Ou, l’art, à quoi ça sert ?




Mise en scène : Vous venez d’échapper votre tasse par terre et les éclats de porcelaine gisent partout sur le plancher de céramique, imbibés du café dans lequel ils baignent, créant une scène affreuse et de désolation totale dans la cuisine. Avant de ramasser le tout, vous ne pouvez vous empêcher de capter ce spectacle inattendu sur votre téléphone, question de rendre moins vaine la perte de cette tasse que vous chérissiez depuis tant d’années, et à laquelle tant de souvenirs sont attachés. Question aussi de partager ce moment avec votre ami ( ou vos innombrables amis virtuels « sociaux » ) ; mais est-ce vraiment seulement pour ça que vous prenez cette photo ? N’y aurait-il pas quelque chose d’autre ?


Je crois que oui, et le concept de l’ « incommensurable »  est une clef que je trouve saisissante pour le décrire.

 

Dans l’usage commun, on utilise « incommensurable » pour qualifier quelque chose d’immense ou d’infini. Son sens véritable n’est toutefois pas tout à fait en lien avec l’infini. Du moins, pas ce genre d’infini. « Quelque chose de  non mesurable » en serait déjà plus près. Non mesurable, non pas parce que ce serait trop long à mesurer, mais simplement parce que c’est « non mesurable » . « Sans commune mesure » ; voilà qu’on se rapproche encore plus. Mais l’origine mathématique du terme est vraiment ce qui en donne ( presque ) tout son sens.

 

Interlude mathématique : C’est avec une grande ( et incommensurable ) frayeur que les Grecs anciens ont sans doute abdiqué à reconnaitre ce concept qui ébranlait alors les bases de la rationalité même. Ils se sont aperçu que le rapport entre la longueur du coté le plus grand d’un triangle à angle droit avec l’un ou l’autre de ses autres côtés, ne pouvait être décrite comme un rapport entre deux nombres entiers ( ½ , .. etc.. ) , créant ainsi l’apparition des nombres irrationnels ( ou non commensurables ) chez les mathématiciens ,   √2 en étant le plus fier , et surement le premier, représentant. En d’autres termes, la longueur de ce côté le plus long n’a pas de « commune mesure » avec l’un de ses autres côtés. On ne peut « mesurer » adéquatement avec précision cette longueur. Ce n’est pas « mesurable ». L’incommensurable avait maintenant une base « mathématique » bien « réelle » , et même « tangible » dans l’esprit de nos ancêtres.

 

On voit bien maintenant comment l’incommensurable ( utilisé comme nom ) n’est pas relié à l’idée d’ « infini » ou d’un « au-delà » quelconque, comme on l’entend habituellement.  Oui, mais encore ?

 

Vous regardez la photo de la scène d’horreur que vous venez de capter sur votre plancher et soudainement vous êtes saisis par le fait que cette horreur a quelque chose d’étonnamment « beau »  , et qui vous émeut. Votre ami regarde l’image qu’il vient de recevoir et la première chose qu’il lui vient en tête n’est pas votre totale détresse mais la beauté inexplicable qu’il trouve dans cette scène. Mais pourquoi donc ?

 

Vous et votre ami venez simplement de faire face à l’incommensurable.

 

Quelque chose s’est brisé ( on le sait déjà !  ) dans le flot normal de votre quotidien. Brisé oui, mais encore plus : il y a eu une fissure, une fêlure dans ce quotidien, créant une brèche qui ouvre dans un abîme sans aucune mesure entre  le moment précédant la chute de la tasse sur la céramique et le moment juste après celui-ci. Le simple bris de l’objet que représente votre tasse ne peux suffire à expliquer le vertige dans lequel vous êtes plongés. Bien sur, après quelques secondes, vous reprenez vos esprits, mais la faille demeure et restera là pour toujours.

 

Ces brèches, ces fêlures qui s’invitent dans nos quotidiens n’ont pas seulement leur source dans les catastrophes. Elles y surgissent tout autant dans les instants d’extase et de plénitude qui arrivent soudainement et sans avertir. Cette lune rouge à l’horizon par un soir d’octobre, ce ciel sublime d’un matin de janvier, cette rencontre inattendue qui vous ébranle pour toujours, cette phrase anodine de votre fille qui touche la moelle de votre  âme.  Autant de fissures, qui vous plongent dans un « indicible », dans un « sans commune mesure ».

 

Comment alors communiquer cette frayeur magistrale qui vous habite ? Comment faire connaitre à l’autre ce qu’il ne pourra jamais connaitre, puisque ce que vous vivez est non mesurable, ne peux se rapporter à aucun terme commun du langage ?  Hélas, cela restera à jamais impossible et sans issue. Vous resterez pour toujours les seuls détenteurs de ce qui est là, profondément en vous, et qui, paradoxalement, ne peut se détenir, et encore moins se transmettre. Et dans vos efforts pour tenter quand même de le faire, il se pourrait bien que vous produisiez la plus belle des œuvres d’art. Bien involontairement. Et cette photo de votre tasse détruite sur le parquet, restera pour vous le symbole de cette fêlure si précieuse.

 

La magie, le mystère, le sublime, tout ça n’est pas d’un autre monde. Tout ça est bien ici, dans ce monde tangible, concret et bien palpable, quelque part dans les failles de l’incommensurable. Et l'art permet à quiconque de le mettre en lumière.

 

( Si le concept d’incommensurable vous plait, il se pourrait bien que vous aimiez aussi ce livre, dont la lecture m'a inspiré ce texte : L’incommensurable , de François Jullien, Éditions de l’Observatoire.  )

 

 





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