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La grève onirique



J’avançais lentement et mon visage fendait la brume épaisse d’un jour parfait. Tu étais là, sur la grève, tenant un livre. Devant toi, le fleuve sans fin coulait, immense et immobile. Un parapluie noir et grand te protégeait des gouttes que le ciel, gentiment, t’offrait dans son débordement. Une odeur d’algue, dispersée par la brise chaude et humide, remplissait l’espace. Le silence régnait, épais et doux, rompu, par intermittence, tantôt par les gouttes fracassant les rochers, tantôt par la sirène d’un paquebot, invisible, mais bien là, au loin. Que portait-il dans ses cales profondes ?


Nous nous arrêtâmes d’un coup sec. Je m’en serais voulu de briser cet instant que tu habitais comme habite le ciel un oiseau au mois de mai.


- Qu’est-ce qu’il y a papa ?

- Rien, regarde, c’est trop beau.

- J'le vois pas !


Nous marchions déjà depuis trois heures et depuis trois minutes nous entendions le bruit sourd d’un navire, espérant l’apercevoir une fois arrivés au rivage. Encore, il restait introuvable, mais nous t’avions trouvé, toi, qui lisait. Était-ce un roman ? Un Victor Hugo ? Que t’offrait-il dans ses pages fécondes ?


Je commençais à croire qu’on y parlait d’oiseaux, et qu’ils étaient albinos.


Nous restâmes ainsi pendant plusieurs instants, derrière toi, immobile et discrets. Moi et ma fille, toi et ton livre, le bateau et sa cale : nous étions comme trois systèmes distincts, mais liés par la brume. Puis nous avons repris notre marche silencieuse, escamotant les rochers recouverts de mousses. Nous rentrâmes bientôt à nouveau dans le boisé, sans jamais voir le cargo et sans jamais que tu nous aies vu.


Le navire avait cessé ses signaux, ou peut-être avait-il sombré dans l’abîme d’un rêve.


- Papa, j’ai hâte d’aller à l’iles-aux-coudres.

- Oui, moi aussi. On y va demain.


Et j’entendis au loin une mouette te répéter dans son langage l’endroit où nous irions tout espérer.


[ J.V. , Mai 2025 ]

 
 
 

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© Jean Vigneault 2025

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