Un monde discret ou continu ?
- Jean Vigneault

- 15 mars
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 juin

J'ai toujours eu horreur des manèges. Pourtant, ce jour-là, ma fille avait réussi à me convaincre d'embarquer avec elle dans ce que l'on appelait, dans mon temps, « la tomate », et dans lequel on se retrouve à tournoyer rapidement — d'autant plus rapidement que l'on s'applique à faire tourner avec vigueur la petite roue au centre de la cabine. Je me souvenais avoir été traumatisé, à mon jeune âge, par un tour dans ce manège, mais quand je me suis fait dire « Allez papa, fais un effort », j’ai pas trop eu le choix d’incarner l’exemple d’un père qui fait face à ses peurs et les confronte.
Me voilà donc dans ce manège avec ma grande devant moi, ayant comme seul objectif de me faire perdre la boule… et c’est pas mal ce qui est arrivé. Au début, bien que le décor extérieur tournait de plus en plus vite, je pouvais encore identifier les objets le composant. Mais soudainement, pendant que celle pour qui je m’étais sacrifié pour la noble cause s’assurait de tourner la roue de toutes ses forces, survint un changement de phase radical de ma perception du monde extérieur.
Je voyais toujours ma fille devant moi, en train de se payer ma tête, mais autour, tout n'était maintenant que mouvement. Je ne pouvais plus du tout reconnaître les éléments de ce qui défilait autour de moi. C'était littéralement comme lorsqu'on prend une photo en longue exposition pendant qu'on bouge latéralement la caméra : l'image produite n'est qu'un épandage de couleurs et de tonalités, comme si on glissait son doigt sur la toile d'une peinture encore toute fraîche, faisant ainsi disparaître les objets peints.
Certes, une expérience anodine et normale pour les gens « normaux » et y a surtout rien là pour écrire à sa mère me direz-vous. Mais je ne suis pas un Jean normal. Outre le fait de me souvenir avoir pensé, pendant que ma fille m’aidait dans ma démarche vacillante à la sortie du manège, que jamais plus je n’allais honorer mon rôle de parent de cette façon, je trouve fascinant de faire le lien avec le livre Le cinéma intérieur de Lionel Naccache * que j'ai lu quelques semaines plus tard , et qui me permis de construire ma petite théorie à deux cents sur ce que j'avais vécu.
Il est maintenant connu que notre cerveau traite ce qu'il reçoit de nos yeux de façon discrète et non continue. On a pu établir, il y a une vingtaine d’années, que la fréquence d'échantillonnage du monde extérieur par nos yeux est aussi faible que 13 images par seconde. C'est d’ailleurs ce qui cause le fameux effet stroboscopique quand on regarde devant nous les hélices d’un avion en train de ralentir et qu’elles nous semblent soudainement changer de sens de rotation. Selon l'auteur, pour empêcher que nous percevions une suite d’images intermittentes et saccadées du réel toujours en mouvement autour de nous, une fonction de notre cerveau (qui aurait été identifiée concrètement) s'occupe « d'inventer » l'effet parfait de mouvement continu et fluide à partir d'échantillonnages discrets de nos yeux.
C'est ici que débute ma petite théorie : Au moment du changement de phase de ma perception dans le manège, lorsque tout a chaviré, tout se passait comme si le mouvement des objets était devenu soudainement trop rapide pour que mon cerveau ait le temps de les associer à des choses connues et de produire le « montage » permettant de représenter leur mouvement continu, et qu’il s’était dit : Tu m’niaises ? C’est trop pour moi ! Je préfère me faire accroire que ce qui bouge autour n’est pas constitué d’objets reconnaissables, mais simplement d’un glissement d’une matière fluide quelconque qui se répand sur la toile du réel extérieur.
Il faudrait sans doute que je répète l’expérience plusieurs fois pour arriver à mieux comprendre le fond de ce phénomène. Hélas, cela n’arrivera pas, malgré tous les efforts que ma fille me supplierait de démontrer. Je compte donc sur toi, cher lecteur et fervent amateur de manèges intenses, pour m’aider à cette tâche en partageant toutes données expérimentales que tu aurais acquises personnellement à ce sujet !
Anecdote bien banale que celle-ci mais fort pertinente pour aborder l'ambiguïté face à la question de la nature discrète ou continu du monde et de soi-même.
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* Lionel Naccache, chercheur en neurosciences, a écrit plusieurs livres sur les fascinantes recherches actuelles au sujet du cerveau humain, particulièrement sur l’aspect discret de son fonctionnement. Apologie de la “discrétion”, sa dernière parution, est particulièrement intéressante.



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